Comment reconnaître une bonne auberge ?
Une grande partie des habitants du village d'Amakna auraient sûrement répondu qu'on la détectait en sentant la viande grillée de loin, ou encore aux chants paillards braillés par des clients un peu trop éméchés. Pour Lass, c'était un peu différent. Une bonne auberge, c'était un lieu où assez d'aventuriers gravitaient pour qu'un tas d'histoires interessantes circulent, et surtout, que les sacs et bourses soient régulièrement pleins et prêts à être vidés.
Celle de Sufokia répondait tout à fait à ses exigeances.
Il y était retourné plusieurs fois depuis sa venue sur le Vieux Continent, appréciant particulièrement son tavernier peu regardant et sa clientèle bigarrée.
Lorsque le Roublard poussa les portes de l'auberge, il eut la surprise de ne voir aucun regard se tourner vers lui. Non pas que l'établissement était vide, bien au contraire, mais la majeure partie de ses occupants s'étaient amassés autour d'une table située dans le fond, près du comptoir que le tenancier semblait avoir abandonné pour se joindre au groupe.
Curieux, il se dirigea vers le petit attroupement, son flair lui indiquant qu'il pouvait bien se trouver là une affaire interessante à saisir, des personnes à truander, voire des informations croustillantes.
Avant même qu'il n'ait traversé la distance qui le séparait de tout ce petit monde, les exclamations et les cris suffirent à lui faire comprendre ce qui se tramait là.
-Mise, mise !
-Tu peux pas l'laisser gagner 'core une fois, té !
-Moi j'parie cent kamas qu'il a rien ! Allez, suis !
La source de tout ce ramdam n'était autre qu'un Ecaflip et un Enutrof, occupés à jouer aux cartes. De l'argent avait été misé des deux côtés, et le vieil homme semblait être en train de jouer ses dernières pièces.
Celà faisait maintenant trois bonnes heures que Marth Onyh, l'Ecaflip, enchaînait les victoires. Ses adversaires se succédaient, et perdaient tous lamentablement contre lui. Personne ne l'avait réellement pris au serieux au moment où il avait fait son entrée dans l'établissement, mais après ses premières victoires, les clients avaient commencé à s'interesser serieusement à lui. Il faut dire qu'il était taillé comme une alumette, et que ses poils bruns sentaient le rongeur crevé, ce qui lui donnait une allure de chacha de gouttiere franchement crasseux. Son habit ne présentant pas de manches, on avait rapidement exclu l'idée qu'il puisse y cacher des cartes pour tricher.
Non, l'Ecaflip à l'allure d'épouvantail décharné faisait simplement preuve d'une chance insolente. Nul doute que le Dieu Joueur l'avait à la bonne.
Il secoua la tête, lachant un petit soupir d'exasperation.
-T'es mal barré, dis donc... allez, va, j'vais te faire une fleur... je mise tout sur ce dernier tour. Si tu gagnes, tu récupères ton fric, et l'mien en plus... l'est pas belle la vie ?
-Tout ?
-Tout.
L'Enutrof fronça les sourcils.
-Tu bluffes, Marth Onyh.
-Moi j'pense qu'y bluffe pas, fit très serieusement remarquer un Eniripsa parmis le groupe d'interessés.
-Ah si, si, moi j'dis y bluffe, objecta un Iop.
-J'ai bien analysé ta technique, mon gros chacha... et j'ai remarqué que tu misais toujours tout alors que ton adversaire n'a presque plus de cartes.. pour le faire abandonner alors que tu n'as pas le moindre jeu en main ! Eh bien je suis, figure-toi !
Le vieillard étala ses cartes sur la table, dévoilant une suite royale.
-Que dis-tu de ça ?
Marth plissa légèrement les yeux, l'air gêné. Avec une lenteur méthodique, il étala ses cartes, face contre la table, puis les retourna une à une, son regard se faisant de plus en plus assurant à mesure qu'il les dévoilait.
Une Quinte, rien que ça.
L'Enutrof resta sans voix, regardant d'un air incrédule son adversaire, qui déjà glissait ses gains dans son sac sans attendre. Il y eut quelques applaudissements parmis l'audience improvisée, et des exclamations admiratives, mais personne ne semblait plus vraiment vouloir affronter ce nouveau venu bien trop veinard.
L'Ecaflip se leva de sa chaise, et s'approcha de l'aubergiste, lui glissant quelques pièces dans la main.
-Pour une chambre c'soir.
-Oh... hum... premier étage, la deuxième à droite, elle est libre, répondit l'homme en s'assurant du compte des pièces en un bref coup d'oeil.
-Parfait.
L'heureux gagnant agrippa son sac de voyage, puis monta à l'étage de son pas trainant, sans particulièrement sembler plus satisfait que ça de sa victoire. Il vivait comme celà depuis un moment, se payant ses repas et son logis grâce à des jeux gagnés ici ou là. Celà ne suffisait hélas pas à lui faire gagner assez pour vivre dans l'opulence, ses adversaires potentiels disparaîssant bien vite après deux ou trois victoires consécutives. Qui plus est, son air de matou mité avait tendance à repousser les gens, mais il n'en avait jamais réellement eu conscience.
Il s'arrêta devant la seconde porte que lui avait indiqué l'aubergiste et la poussa doucement. Etrange que les chambres ne possèdent pas de clefs dans ce lieu, se dit-il, mais au fond, installer des serrures était sûrement la dernière des préoccupations du propriétaires des lieux, qui à l'inverse avait probablement cadenassé sa réserve et sa propre chambre.
La pièce était petite, ne présentant que le strict minimum. Un lit avec deux places sentant le moisi, une fenêtre qui donnait vue sur les quais, une petite table ronde avec deux pauvre tabourets, et une petite commode en bois vermoulu. Les rideaux et les draps avaient la même couleur vert vomi, de très bon goût à n'en pas douter compte tenu de l'environnement maritime. Du moins pour qui n'avait aucune sensibilité artistique.
Marth s'approcha du lit, tâtant le drap en bien piteux état. Il sursauta lorsque la porte claqua derrière lui, et se retourna instantanément, les poils hérissés, pupilles dilatées.
Un jeune homme à la peau brune et aux cheveux blonds se tenait appuiyé contre le mur, arborant un étrange sourire. Il était vêtu d'étranges habits bleu-gris qui semblaient venus d'une région plutôt froide, comme ils présentaient de la fourrure grisâtre en abondance, au niveau des avant-bras, des épaules et des cuisses. Ses bottes aussi arboraient de la fourrure, et une cape légèrement usée sur les bords venait compléter le tableau. Son visage était encadré par des cheveux mi-longs dorés comme les blés et par un petit bouc de cette même teinte qui ornait son menton.
Il gardait une sacoche sous le bras, et n'avait pas l'air particulièrement hostile. L'adepte d'Ecaflip se méfia néanmoins, lui lançant d'un ton agressif :
-Qui t'es, et qu'est-ce que tu viens fout' dans ma chambre ?
Lass lui fit un sourire radieux, qu'il ponctua d'une révérence élégante.
-Dès aujourd'hui votre plus grand adepte, monsieur... Marth, c'est bien ça ?. J'ai assisté à votre petite partie de cartes... du grand Art ! Êtes vous toujours aussi talentueux ?
-Mouep... maugrééa l'Ecaflip, fronçant les sourcils. Mais les seuls fans qu'j'accepte dans ma chambre, c'est celles qu'ont certains "arguments", s'tu vois c'que j'veux dire...
A ces mots, il dessina des mains une forme rappelant vaguement un sablier.
-Oh, pardonnez-moi... ce n'est pas du tout ce que vous croyez, messire Marth... A vrai dire, si je suis venu, c'est uniquement pour vous remercier : j'avais misé un sacré paquet d'argent sur vous.
-...et...?
-Et il me semble légitime de vous en donner une part... sous certaines conditions, bien entendu.
Marth dressa les oreilles instantanément. Il n'y avait que trois choses qui l'interessaient en ce monde : le jeu, les femmes et pour finir, l'argent. Ce genre de propositions piquaient donc naturellement son intérêt. Il poussa du pied un tabouret pour inviter le Roublard à prendre place avec lui à la petite table.
-Je t'écoute.
-Eh bien... vous vous faites finalement assez peu de sous, à jouer contre des ivrognes et des aventuriers à la manque, expliqua Lass. J'ai les moyens de vous amener bien plus haut, pour peu que vous acceptiez d'être mon associé.
-Je vois..., fit l'Ecaflip à voix basse, l'air toutefois dubitatif.
-Laissez moi être plus clair.
A ces mots, le jeune homme au teint sombre glissa une main dans son sac, en ressortant presque immédiatement une carte, et un poinçon effilé. Il étala la carte sur la table, et pointa l'outil au niveau de Sufokia.
-Sufokia est une zone assez pauvre, les gens n'y viennent qu'en escale... Tout l'aspect touristique à disparu lorsque Otomaï s'est ouverte au reste du monde, j'imagine que le côté île de rêve avec plage, soleil et kokokos a vite fait se désinteresser les gens de cette bonne vieille Sufokia.
Il poussa un soupir de lassitude, puis reposa son outil à l'endroit de la carte où figurait le village d'Amakna.
-Il faudrait commencer par écumer les tavernes d'Amakna. Il y a quelques gros joueurs là-bas, et les battre pourrait commencer à vous forger une vraie réputation. Ensuite... il faudra passer par Astrub. La population y est un peu stupide, les gens faciles à arnaquer, et ils possèdent plus d'argent dans leurs bourses que ceux de la bourgade. Une fois que nous aurons assez d'argent... c'est Bonta qu'il faudra viser.
-Je vois... ça m'semble interessant, en effet, finir à Bonta, les poches pleines... Dans une grande maison, entouré d'belles plantes...
-Et n'oublions pas la célébrité !, ajouta le Roublard, le sourire aux lèvres. C'est que ça les attire, la célébrité... mais ça ne serait qu'un temps : ensuite, nous continuerons notre route plus haut.
-Plus haut... ? Mais il n'y a rien, au-delà de Bonta...
-Oh si, il suffit de remonter LA !
Lass leva d'un coup son poinçon, qui s'enfonça sans aucun mal dans la gorge de l'Ecaflip. Un pauvre gargouillis s'échappa d'entre les lèvres de ce dernier, avant qu'il ne bascule face contre la table, les yeux exhorbités, le corps agité de tics nerveux.
-Je suis désolé, vraiment, dit le Roublard d'un air faussement attristé, en essuiyant ses doigts ensanglantés sur la joue de sa victime agonisante. J'ai bien peur qu'il n'y ait pas d'avenir dans le monde des paris pour un minable dans votre genre, à bien y réfléchir...
Il abrégea les souffrances de l'Ecaflip d'un coup de dague dans la nuque, s'assurant ainsi de rayer de la carte un potentiel ennemi de plus. Rien n'était plus dangereux qu'une personne avec l'âme envahie par le ressentiment et la vengeance, aussi il prenait toujours soin d'achever ceux qu'il dupait. Ca, et il fallait bien admettre qu'il était aussi particulièrement friand de meurtres.
Il adorait manipuler ces petites marionettes, pour ensuite leur arracher les fils d'un coup, et les briser sans un seul remord. Savoir qu'il était celui qui pouvait décider de l'instant exact de leur mort. Et il n'avait jamais raté une seule de ses cibles. Enfin, presque. Cette fichue Xelor courrait sûrement encore.
Il passa la demi-heure suivante à fouiller dans les affaires de l'Ecaflip, récoltant, en plus de l'argent, quelques bijoux sans trop de valeur, mais qu'il pourrait aisément échanger contre quelques pieces sonnantes et trébuchantes en les faisant passer pour des objets précieux.
Lorsqu'il redescendit enfin de la chambre, la grande salle avait repris son calme, et tous semblaient vaquer à leurs occupations. Boire, jouer à des jeux d'argent, raconter quelques aventures, proposer des services... le comportement classique du pillier de bar Sufokien.
Rien n'interessait pourtant Lass dans le lot. Il avait le sentiment d'avoir déjà écouté mille fois les racontards de ces gens, qui passaient régulièrement faire une halte ici entre deux travaux. Des habitués.
Ce qu'il lui fallait, c'était de nouvelles têtes. Des tofus à plumer.
Arrêté en bas des escaliers, il observait avec attention chaque visage, esperant vainement trouver un nouveau venu qui lui aurait échappé...
-Vous allez voir, z'allez pas être déçus !
La tête du Roublard pivota instantanément vers l'entrée.
Un gigantesque Pandawa, flanqué d'un Eniripsa à l'air franchement antipathique et d'un Iop aux yeux pétillants, venait d'entrer dans l'auberge. Le trio était assez peu accordé -il se rappela les avoir aperçus de loin alors qu'il traversait les bois- mais leurs armes et leur démarche assurée laissait deviner qu'ils étaient probablement des durs à cuire. Ou du moins, qu'ils s'en persuadaient.
Un sourire étira les lèvres de Lass. Voilà qui s'annonçait interessant.
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