Le néant.
Son monde déjà noir était devenu presque aussi silencieux qu'obscur.
Malgré ses oreilles obstruées, il pouvait entendre quelques sons au loin, des voix trop étouffées pour qu'il ne puisse comprendre leur propos ou identifier leur propriétaire.
Sa prison de fortune était étroite, l'obligeant à tenir dans une position inconfortable, les jambes ramenées contre lui, tête sur les genoux et bras contre le buste. Il y faisait terriblement humide, et l'odeur rance de du mauvais alcool lui irritait la gorge, l'étourdissait. Il y avait tout juste un mince filet d'air provenant d'une entaille sur le couvercle du tonneau qui lui permettait de respirer suffisamment pour ne pas encore tourner de l'oeil.
Il n'avait jamais été consommateur d'alcool, malgré la réputation des Sacrieurs d'être d'agréables compagnons de beuverie. La boisson, ou du moins le fait d'être enfermé dans un tonneau qui en avait contenu des jours durant, l'énivrait, trompait ses sens. La violente sensation de vertige qui le prit était quelque chose de totalement abstrait et nouveau pour lui, rendant l'experience plus effrayante qu'elle ne l'aurait dû.
Pour la première fois depuis longtemps, il réalisa qu'il était en train de perdre son sang froid.
Sueurs froides, douleur lancinante au niveau des tempes, nausée.
Angoisse.
Il tenta de ruer pour se défaire de ses liens, mais l'étroitesse du tonneau rendit impossible la plupart des mouvements.
La panique fut rapidement mâtinée de frustration. Personne n'était en train de le surveiller, il le savait : Torbwa avait bien précisé que lui et ses deux comparses iraient ensemble à la taverne. Et quoi, il n'était même pas fichu de profiter de ce moment pour fuir ?
L'alcool lui montait à la tête, l'empêchait de raisonner convenablement.
Immobilisé, réduit au silence. Impossible d'user de son sang, son corps n'ayant aucune plaie assez fraîche.
Il allait falloir qu'il trouve un autre moyen de se sortir de là avant le retour des bandits.
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Daynveurh, la Dragodinde de Lass.
-Alors comme ça, tu viens d'Frigost ?
Lass hocha la tête, le sourire aux lèvres. Il avait la mine fière typique de celui qui parle de son pays et qui ne trouve que du bon à en dire. Le gros Pandawa et le Iop semblaient boire ses paroles, l'écoutant comme si ses mots charriaient des filons de diamant. Il aurait pu leur raconter n'importe quoi. Les pigeons parfaits.
Du coin de l'oeil, il surveillait tout de même l'Eniripsa, légèrement en retrait par rapport à ses deux acolytes. Il ne l'avait pas lâché du regard un seul instant, et semblait le jauger.
Le Roublard s'en détourna bien vite après lui avoir lancé un petit rictus engageant. Il n'en montrait rien, mais la présence du disciple de la Fée des Miracles l'embêtait au plus haut point.
De toute évidence, il n'était pas interessé par ses récits, et il était même fort probable qu'il n'en croit rien. Un sceptique. Un méfiant. Le genre à servir de voix de la raison à ses camarades moins malins.
Il fallait retourner ses alliés contre lui, ou l'égorger en douce lorsqu'ils auraient le dos tourné. Ou les deux.
Oh, et puis égorger les deux autres aussi ensuite, tant qu'à faire. Histoire de passer le temps.
-Là-bas, à cause du froid, les animaux ont dû s'adapter. Nos bouftous sont 'achement plus gros, et ils sont recouverts d'une fourrure tellement épaisse qu'une Tofoune y perdrait ses petits. On appelle ça des boufmouth.
-Ca doit faire un paquet de bouffe, non ?, s'encquit Brizerain, parvenant pour une fois à suivre un sujet pendant plus de deux minutes.
-Boah, je ne pense pas qu'il y ait plus de boufs' qu'ailleurs, ça se reproduit partout pareil, ces bêtes-là.
Beth observait ses compagnons s'esclaffer en compagnie de ce Roublard envahissant depuis l'autre côté de la table, une chopine à la main. Il n'était pas de ces joyeux bandits rigolards appréciant de chanter des idioties en enchaînant les litres d'alcool et écoutant les inepties des premiers crétins venus. Et puis, ce Roublard lui semblait louche.
Il les avait abordé alors qu'ils commandaient leurs boisson, assurant de leur offrir sa tournée, sous prétexte qu'il les avait croisé en route plus tôt et que c'était, selon lui, un "signe du destin" de les retrouver ici par hasard. Venant d'un Ecaflip, ça aurait peut-être pu être crédible, mais surtout pas de la part d'un Roublard.
Ces types étaient mauvais comme la peste, prêts à toutes les trahisons pour obtenir ce qu'ils convoitaient. A côté d'eux, les Srams étaient, certes, autant voleurs et assassins, mais ils possèdaient un code d'honneur assez strict qui assurait notamment à une personne passant un contrat avec eux de voir celui-ci terminé sans bavures, et surtout, sans se faire égorger en cours de route. Là où le Sram assassinait proprement et sans bavure, le Roublard avait une réputation de traître prêt à toutes les bassesses pour une poignée de sous, ou parfois pour le simple plaisir d'avoir roulé quelqu'un. On n'engageait pas un Roublard, à moins de vouloir finir avec une charge explosive entre les deux yeux une fois leur récompense donnée.
Nul doute que celui-ci cherchait uniquement à les détrousser.
Le guérisseur avait, malgré les apparences, toute confiance en la force de ses deux acolytes, et savait pertinemment qu'ils ne se feraient pas tuer comme des débutants par un homme seul, aussi fourbe soit-il, mais il était certain qu'ils se feraient tout de même dépouiller de leur argent en un temps record.
Enfin, ça ne le regardait pas, après tout. Ils partageaient toujours leur butin, et si ces deux imbéciles perdaient leurs économies il n'irait certainement pas leur prêter de ses kamas... et après tout, ça leur ferait une leçon.
-Et les filles, elles sont comment ?
-Ouais, ouais ! parle-nous des filles, enchaîna Torbwa à la suite de Brizerain.
-Oh, les filles... elles me rendent marteau.
Le brigand à la peau sombre se fendit d'un nouveau sourire, avant d'ajouter, sur un ton de confidence :
-Vous savez, comme il fait froid, on est toujours très habillés, là-bas... alors imaginez un peu une magnifique plante qui se livre à un effeuillage bien en règle, vêtement par vêtement... l'attente monte, l'envie avec, j'vous assure que ça met l'eau à la bouche.
-Ouais, en fait le temps qu'elles virent leur quinze manteaux, z'avez tout l'temps d'vous geler comme des nazes.
Trois paires d'yeux se tournèrent aussitôt vers Beth, qui venait finalement de prendre la parole. Il grimaça un sourire qui sonnait terriblement faux, termina sa bière, puis se releva.
-J'vous laisse avec vot' nouveau copain, grogna-t-il, se dirigeant vers la porte de l'auberge. J'ai besoin d'prendre l'air loin d'vos conneries.
Les trois hommes restèrent silencieux, jusqu'à ce que Torbwa fasse mine de se lever à son tour.
-Je vais pas le laisser seul...
-Ne t'embête pas, l'ami, objecta Lass en le devançant. Reste ici, j'pense que c'est moi l'souci... j'vais aller lui parler un peu.
-Désolé, il est un peu... compliqué. Il n'aime pas les inconnus.
-Ca va, j'en ai pour cinq minutes, je vais lui faire le regard du Chachaton orphelin et il va revenir ici en un clin d'oeil !
Beth donna un violent coup de pied dans la mangeoire à dragodindes en face de l'auberge. D'accord, ça leur filerait une bonne leçon, mais il ne pouvait tout de même pas supporter ce type. Le genre grande gueule incapable de savoir quand se taire, le vaniteux avec toujours une anecdote ininteressante à raconter, à se croire le centre du monde. Et pour combler le tout, il fallait que ça soit un Roublard.
Il avait grand besoin de se calmer. Le tonneau dans lequel ils avaient enfermé le Sacrieur était situé dans une ruelle adjacente, dans la pénombre. Tourmenter Vyem, ça, ça pourrait éventuellement le relaxer. Le prisonnier devait être dans un état lamentable à cause des vapeurs d'alcool, celà le ferait sans doute perdre son visage inexpressif un moment. Il s'imaginait déjà le forçant à marcher, aveugle et complètement ivre. Ca serait amusant, sans aucun doute. Et cruel. Parfait.
Il se réjouissait à cette idée en pénètrant la rue dérobée, lorsque qu'un bruit derrière lui le fit se retourner.
Trop tard.
Lass se jeta sur l'Eniripsa sans lui laisser le temps de réagir, le plaquant sur le sol avec force. Ce dernier tenta de lui envoyer un coup de genou dans les valseuses, assez habitué aux combats pour avoir des reflexes adaptés, bien qu'il ne soit pas un guerrier particulièrement doué au corps à corps. Son genou se contenta cependant de percuter une protection visiblement bien placée, et qui aurait certainement sauvé la mise à bien des noix.
En réponse au bruit de choc sourd que l'impact produisit, le Roublard fit un sourire grimaçant, avant de coller avec violence le canon de son arme à feu contre les lèvres de son adversaire.
-Ha... c'est comme ça que je l'aime, ton regard. Quand on lit la peur dedans. Plus un poil d'arrogance, quand ta vie est sur le fil, hein...?
Le disciple d'Eniripsa avait en effet un visage bien différent de ce qu'il en laissait voir habituellement, les traits déformés par la terreur pure et l'angoisse de mourir, ici même, entre les mains de cet homme.
-Mais... qui sait, je pourrais peut-être me montrer magnanime, hmmm ?
Lui donner un espoir. Laisser sa proie croire à une issue. Profiter de sa détresse pour la rouler dans la boue, l'humilier, pour mieux l'écraser ensuite.
Avec une douceur calculée, il vint de sa main libre glisser ses doigts entre les mèches de cheveux blonds de l'Eniripsa.
-Va falloir convaincre mon flingue. Tu piges ce que je veux dire ? C'est une arme capricieuse, si on n'est pas assez doux avec elle, elle a tendance à cracher. Ca serait dommage que ta cervelle se répande sur le sol, n'est-ce pas...?
Le Roublard se sentit grisé. Ce regard... ce regard ! Il était fasciné par les changements qui pouvaient s'opérer ainsi dans les yeux de quelqu'un qui se retrouvait subitement en danger de mort. Adieu fierté, courage, bonjour lacheté. Cet Eniripsa, tout comme d'autres, était prêt à le supplier, à lui manger dans la main pour avoir la vie sauve. Sa peau frémissait, son dos était moite de sueurs froides. Ses yeux semblaient prêts à lui sauter hors des orbites, ses doigts se crispaient nerveusement, comme agités de tics, compulsivement.
Evidemment, il existait des personnes capables d'afficher un visage impassible devant leur imminente défaite. Beaucoup de guerriers Iops et Pandawas étaient ainsi, gardant la tête droite et le regard menaçant jusqu'à leur dernier instant. Lass ne les appréciait pas, ces gens-là. Les vrais guerriers, ces hommes et femmes munis d'une volonté bien trop forte pour que la perspective de perdre la vie ne les effraye. Des individus considérant la mort comme une possibilité dans leur existence envahie par les risques.
Des imbéciles.
Il pressa d'avantage le canon, afin de forcer l'Eniripsa à ouvrir la bouche. Sa voix s'éleva à nouveau, doucéreuse, alors qu'il commençait à presser la détente.
-...Alors montre-lui que t'as envie de survivre.
Il eut à peine le temps de finir sa phrase que quelque chose l'agrippa par les cheveux et le souleva du sol avec brutalité. Le coup de feu partit presque instantanément, mais manqua largement la tête de Beth, encore tétanisé, complètement sous le choc.
Brizerain envoya le Roublard rencontrer le mur le plus proche avec une violence inouie, un craquement sonore résonnant dans la ruelle lorsque le bras gauche de celui-ci rencontra la surface de pierre. Encore sonné par le choc, Lass se releva, les jambes titubantes, et tenta de se baisser pour récupérer son tromblon. Peine perdue, une paire de mains gigantesques, noires et poilues, fonça droit vers lui, se refermant sur sa tête comme s'il n'était qu'un misérable insecte.
-Vas-y, essaye, et j'transforme ta tête en tas de pulpe, tonna le Pandawa.
Il se mit à serrer les mains, juste assez pour que le roublard puisse sentir une forte pression s'exercer sur son crâne. Difficile de mettre en doute ses paroles : il semblait être pourvu d'une force Goultardéenne, et de cette détermination sans faille propres aux disciples de Pandawa. Si l'un de ceux-ci avait l'audace d'avancer qu'il allait faire des noeuds avec les intestins d'un ennemi, il valait mieux le croire. Surtout si on avait le malheur d'être l'ennemi en question.
Le Roublard laissa immédiatement ses bras revenir le long de son corps, abandonnant bien vite l'idée d'attrapper une autre arme. Pas d'action stupide, ce gros lard lui pulvériserait la tête avant même qu'il n'ait le temps de lui faire une égratignure.
Beth se redressa avec lenteur, s'aidant de la main du Iop, là où il aurait habituellement préféré se débrouiller seul. Il tremblait encore.
Tout s'était passé très vite, et il s'en voudrait longtemps de s'être ainsi laissé avoir. Ce salaud de Roublard avait manqué de le tuer. Il s'était fait surprendre comme un débutant. Ses camarades l'avaient vu dans un état de panique absolue, et l'idée qu'il ait pu afficher tant de faiblesse sous leurs yeux l'insupportait au plus haut point.
Ne pas y penser. Surtout, ne pas y penser. Pas maintenant.
Il repoussa finalement Brizerain, reprenant alors le rôle qu'il avait malencontreusement oublié dans son affolement, celui du chefaillon caractériel et cruel.
Un rictus mauvais vint changer le visage de l'Eniripsa en masque inquiétant. Une expression suintant le mépris, dégoulinante de haine, venait défigurer ses traits pourtant juvéniles. Il essuiya du revers de la main un filet de sang de sa lèvre inferieure, malmenée par le canon de l'arme de son adversaire, et s'approcha avec lenteur.
Lorsque sa voix s'éleva, elle était glaciale, sifflante comme celle d'un reptile.
-Quand j'en aurais fini avec toi, tu m'supplieras de te laisser crever.
-Fin du premier chapitre- Page précédentePage suivante
Il n'y a pas eu de suite depuis un moment pour diverses raisons, allant d'un manque de temps/motiv', au... syndrome de la page blanche. En fait, j'ai la suite bouclée a 90% depuis des semaines, mais il me manque des paragraphes de transition ici et là pour faire se recouper les différentes parties que j'ai rédigées, et j'ai du mal à être inspiré pour les écrire.
Faut que je me force à écrire quelque chose pour combler les vides, quoi. Manque vraiment pas grand chose, en plus. :/
Lethrblaka => Content que ma vision du Sram te plaise. :'p Disons que pour moi, ils ne sont pas les horribles saligauds qu'on pourrait s'imaginer (d'ailleurs, je n'ai jamais eu le sentiment qu'ils étaient vus comme des parias, contrairement aux Roublards qui ont plus mauvaise réput').
Sacré est ton Silence, Sacrieur, se passe quelque part entre l'ère des Dofus et Wakfu. Forcément avant le déluge, mais combien de temps exactement, je n'en sais rien, et je ne le préciserai sûrement jamais (pour pas qu'un élément de bg rajouté un beau jour par Ankama ne contredise pas mes propos niveau géographie, entre autres). Celà dit, j'aurais probablement autant parlé de sang après le déluge, concernant les Sacrieurs. Leurs tatouages apparaissent noirs et n'ont plus rien de sanguin, mais le sang est un élément que je trouve trop ancré dans le profil du Sacrieur pour l'oublier (d'ailleurs, les multibras ils sont fait en quoi ? :o 'sont pas couleur tatoos en tout cas). Tatouages ou sang, le Sacrieur de Wakfu est toujours un joyeux berserker masochiste.
Andyspak => Je peux, sans spoiler, te certifier que non, Vyem ne sera pas l'esclave du Roublard. La raison étant que je vois mal un Roublard s'encombrer d'un esclave, même costaud. Il a sa fierté personnelle, et n'a aucune envie de dépendre de quelqu'un.
TekTek i la => Merci d'avoir soulevé la fôte. Pour le déroulement du -très bref- affrontement, j'ai pas mal hésité. Je savais comment ça allait se terminer, mais je n'était pas tout à fait certain de "comment" j'allais y arriver.
Adonide => Comme quoi, y en a quand même qui apprécie ce saligaud de Lass :'p